Baeserta › Forums › Eus et les Pyrénées Orientales › Eus, comme il se racontait à la veillée
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CathA, le il y a 4 mois et 1 semaine.
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8 février 2025 à 22h38 #1233
CathA
ParticipantJ’ai entendu de très nombreuses anecdotes sur l´histoire d’Eus. La mémoire vivante de ce village est Jean, ancien berger, fou de ce village. Natif de la Seu d’Urgell, quand il s´est installé à Eus, il a observé que les Anciens aimaient à raconter leur village dont ils connaissaient bien des histoires. Il s’est rendu compte comme tout ce passé raconté pouvait s’anéantir à mesure que ces vieux s’en iraient. Il est donc parti à leur rencontre pour interroger longuement leur mémoire. Ami avec l’abbé Cazes, il est aussi « descendu à Perpignan », aux Archives Départementales, où il a exhumé encore quelques secrets. Aujourd´hui, inlassablement, tant qu´il en a l´énergie, il fait visiter Eus aux très nombreux visiteurs qui s´y présentent. Il fait cela avec beaucoup d´amour et de générosité.
Il vous racontera par exemple comment l´église Saint Vincent du Haut a été construite, par les habitants du village. Les plus riches ont offert de l´argent. Ils n´étaient pas bien nombreux. Les plus pauvres ont offert des journées de travail. Les hommes montaient les murs, les femmes transportaient les pierres (environ 150 kg chaque pierre, qu’elles déplaçaient à quatre), les enfants et les femmes les moins vigoureuses amenaient des paniers de terre pour monter à l´intérieur des murs un échafaudage naturel. L’ouvrage accompli, la terre ensuite retirée a été rejetée vers l’arrière du mamelon rocheux, sur un site qui garde encore aujourd’hui la trace bombée d’une sorte de petite colline. Jean vous expliquera par quelle technique les pierres étaient déplacées, dans des efforts tels que de nombreux bébés en gestation n’ont pu voir le jour.
Les autres anecdotes que je connais sont de tradition familiale. Je pourrai ainsi vous parler des loups, vers 1840, qui interrompaient le travail des bûcherons qui partaient pour la journée exécuter leur commande de travail, entourés de quelques-uns de leurs enfants. Ainsi travaillait Jean-Auguste Argence, mon arrière arrière arrière grand-père vers 1850. La mère, Catherine Bailbe, avait préparé le repas frugal qu’ils allaient partager au moment d’une courte pose.
Hélas, par un bien froid matin d’hiver, quelques loups affamés les ont suivis, attirés par l’odeur d’une nourriture dont le froid les privait depuis plusieurs jours. Joseph attrapa alors un à un chacun de ses enfants et les hissa dans quelques arbres providentiels. Lui-même se mit in extremis en sécurité. Les loups pressèrent alors le pas, l’œil vif, la langue pendante, la gueule ouverte, prête à mordre. Depuis leurs abris de fortune, Jean Auguste et les petits, tels la famille du Petit Poucet, virent les loups humer puis saccager le sac du pauvre repas qu’ils engloutirent rapidement, nettoyant le terrain de toute trace de débris en le parcourant de leurs grosses langues. Les loups n’ont rien laissé parce que justement il n’y avait pas grand’chose, et ils s’en allèrent.
Jean Auguste descendit de son abri, ramena ses enfants, et leur fit jurer de ne rien dire à la mère, pour qu’elle ne sache pas que le repas avait été perdu et qu’ils n’avaient rien mangé. Eh bien même les plus petits surent se taire, la mère ne su rien, ni des loups, ni du repas volé. Ils ne contèrent l’évènement que des années plus tard, à leurs propres enfants. « Prenez garde aux loups !!! » …
Je pourrai aussi vous dire l´exploitation du travail alors : dans les travaux de la terre, dans ce village majoritairement habité par des brassiers, seuls les hommes étaient payés. Les femmes et les enfants étaient rétribués en nature, par des paniers de légumes abîmés. Rentrées à la maison, les femmes triaient, cuisinaient ce qui était le plus périssable, et vendaient le reste au marché de Prades qu´elles rejoignaient à pied, leur panier calé sur la tête dans une allure altière, mais dans des conditions que nul aujourd’hui n’imagine … Un enfant ou deux à leurs côtés portait la cruche d´eau. Après avoir descendu les ruelles pentues d’Eus, elles continuaient leur cheminement sur leur route sinueuse. Arrivées à l´entrée du pont qui enjambe la Tet, elles posaient leur fardeau, se rafraîchissaient, s´épongeaient de leur foulard, et reprenaient la route. Si elles réussissaient à vendre leurs maigres marchandises, elles achetaient du fil blanc (la couleur noire était réalisée en frottant le fil blanc sur le fond de la poêle en contact avec la cheminée) et des aiguilles, de quoi ravauder les vêtements de leurs très nombreuses familles (souvent de 10 à 14 enfants par foyer, pas très nombreux à atteindre l’âge adulte).
La mémoire est fugace, et ceux qui la détiennent, éphémères. Il est très important d´écrire tout ce que nous avons la chance d´apprendre, pour transmettre cette mémoire à nos enfants. Le cours de l´existence est changé lorsque l´on sait d´où l´on vient. Chaque évènement, chaque bien acquis, chaque personne rencontrée, prennent alors une valeur inestimable et juste.
Si nous savons réajuster nos actes et nos pensées…
8 février 2025 à 22h40 #1234CathA
ParticipantJ’ai écrit ce texte il y a près de vingt ans. A présent Jean s’en est allé vers d’autres nuages, rencontrer sa famille, retrouver son épouse, son père et sa mère, et enfin blaguer avec plein d’autres bergers aux cœurs purs comme le sien.
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